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SAISON VIII // 2016

MAGIC PHILO

Magie et Philosophie  : la magie, un défi à notre intelligence

 

Entre philosophie et prestidigitation, il est temps de rompre la glace de la méconnaissance mutuelle, de la défiance et du malentendu. C’est qu’entre ces deux-là, les choses se sont mal engagées dès le départ : quand avec Platon le « faiseur de prestiges » fait son entrée sur la scène philosophique, c’est comme doublure du sophiste, cet « illusionniste dans le champ du logos ». L’éviction fracassante de l’usurpateur fait du prestidigitateur la victime collatérale d’une rivalité de prétentions qui n’était pas son affaire. Il en conserve les stigmates, il est toujours un peu l’usurpateur, l’imposteur de service, l’autre de la pensée, le double menaçant de la philosophie. Il n’en demandait pas tant ! Il ne demandait rien d’ailleurs, juste qu’on accorde attention à son silence, c’est-à-dire à ses gestes.

Il faut donc commencer par regarder, et tenter, tout simplement, de voir.

Oublier pour un temps la question du « comment fait-il ? » (comme Hitchcock congédiait le « whodunit  »), oublier aussi les boîtes à secret compliquées, l’éclairage tonitruant et la musique criarde. Oublier l’assistante aguichante et autres paillettes, pour concentrer le regard sur les mains seulement, les mains nues des grands maîtres qui travaillent sans bagage ni appareils. Voyez les mains fines de Kaps, d’Ascanio ou de Slydini, leur chorégraphie veloutée. Les paluches de Brother Hamman, reposant sagement au bord de la table. Regardez ces mains, comme elles respirent l’intelligence. Ne voyez-vous pas qu’elles pensent ?

La prestidigitation est un art du visible brut et sans redoublement. Il n’y a pas ici à viser un ailleurs, imaginé ou imaginaire, une « autre scène » dont cette scène-ci serait le prétexte. Tout s’y tient « de ce côté-ci du réel », dans le temps littéral de l’attraction pure. Mais à la fois, pas d’acrobatie ni d’exhibition de l’exploit. Dans son régime le plus anodin, le réel soudain bascule sans retour et se met en contradiction avec lui-même. Il faut prendre la mesure du choc dont témoignent les deux ou trois secondes d’un silence stupéfait, souffle coupé. Il faut élucider ce punctum, cet affect saisissant / dessaisissant, ce vertige où la vigilance la plus tendue cède la place à l’abandon. Comme il faut sonder ce désir de résister à l’illusion, désir paradoxal s’il est vrai que c’est son échec qui le comble, et au centuple.

Préservé des lourdeurs de tous les « vouloir dire », le spectaculaire est alors restitué à sa quintessence. Superficialité ? Inconsistance ? Le temps est passé où il fallait tenir le spectaculaire en suspicion, où il était entendu que la stupeur devait rendre stupide et bloquer la machine à penser. Reddition de l’intelligence ? Mais pourquoi cette défaite ne serait-elle pas aussi un défi pour la pensée ? Et pourquoi pas une fête ?

Ce n’est pas à l’intelligence analytique qu’il faut en appeler, prompte à décomposer, à « remonter » et finalement à supposer on ne sait quel arrière-plan caché. Sans doute les prestidigitateurs sont-ils les premiers à flatter cette intelligence en panique qui s’emploie à construire ses propres pièges et fait mine de croire aux portes de sortie qu’elle s’invente. Comme le magicien Rezvani qui s’abstient de donner le démenti à Louis de Broglie, de l’Académie des sciences et prix Nobel de physique, quand celui-ci lui demande d’un air entendu: « vous émettez sur ondes courtes, n’est-ce pas ? » – Il s’agissait en réalité  d’un tour de main d’une simplicité confondante. Il faut plutôt, comme Rouletabille, trouver « le bon bout de la raison », celui qui saura voir ce qu’il y a à dire et à comprendre. Non pour tout expliquer (car tel n’est pas le propos, et à ce jeu l’intelligence « profane » sera toujours perdante), mais pour seulement scruter ce qui se joue là, à la surface des choses et des gestes. Une autre tournure de l’intelligence, qui reste à inventer. Un autre tour de pensée.

 

 

Alain Poussard, Philosophe

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